samedi 29 décembre 2007

Les fleurs du cambre d'Aze (récit)






Voilà le récit d'une randonnée au pic Cambre d'Aze en Cerdagne. C'était par une magnifique journée de début juillet. A cette époque et à cette altitude, les fleurs s'exhibent joyeusement dans leurs habits de couleurs.
Je ne les avais pas regardées lors de l'ascension, seulement préoccupé d'avaler goulûment le dénivelé de 1000 mètres. Parvenu au sommet, l'énergie évacuée, je ressentis le besoin de calme, de douceur et de beauté.
Alors seulement, j'ai regardé autour de moi.
J'ai d'abord embrassé du regard le panorama grandiose des montagnes, puis mon regard s'est accroché à la beauté d'une fleur, puis une autre... et je n'ai plus vu qu'elles, plus séduisantes les unes que les autres. C'est ce bouquet de fleurs de juillet que je mets en ligne aujourd'hui pour vous souhaiter de bonnes fêtes de fin d'année.


Les fleurs du Cambre d'Aze:

Je me retournai, mais déjà le sommet avait disparu, mangé par une pente herbeuse et abrupte, dont le dos s’arrondissait en une bosse velue que le vent d’ouest faisait frissonner.
A cette altitude, prudentes, les fleurs ne se hissent pas bien haut sur leur tige. Elles ont décidé de vivre ici. Et pour vivre en ces endroits ventés, elles ont accepté de s’épanouir tout près du sol, recroquevillées dans l’herbe rase, à l’abri des intempéries.
Le mauve des innombrables pétales de l’Aster des Alpes brille au soleil comme un vernis sur des ongles longs et gracieux. Près de la fleur au cœur jaune orangé, des minuscules fleurs d’Androsace pubescente, engoncées dans un coussinet de petites feuilles vert bouteille, déploient leurs pétales d’un blanc immaculé autour d’une étonnante corolle rouge. Partout alentour, des milliers de petites touches de peinture semblent avoir été posées là par un mystérieux artiste aux pouvoirs magiques... On dirait que les prairies d’altitude, qui déroulent leurs pelouses jusqu'à perte de vue, se sont laissées séduire par ces minuscules coquettes aux couleurs diaprées.
Je retiens mon pas, rustre et maladroit, dans cette palette sauvage et colorée. Je m’excuse presque d’une maladresse qui me fait froisser la robe d’une gentiane dont le bleu profond rivalise de beauté avec celui de l’azur.
Des dizaines de fois encore, j’interromps ma descente pour reconnaître, admirer ou saluer ces minuscules et éphémères créatures qui chantent les louanges de l’été enfin revenu sur la montagne, après un hiver rigoureux qui avait même eu l’outrecuidance de voler la jeunesse du printemps.
Malgré ces arrêts répétés, j’ai tout de même perdu de l’altitude. Sur ma gauche, à deux cents mètres environ, la montagne esquisse un pli élégant qui semble s’ouvrir vers la vallée. Je reconnais là, la combe que j’avais identifiée sur la carte, et qui sera mon guide et ma compagne pendant plusieurs centaines de mètres de dénivelé.
La descente est rude, et les efforts un peu fous que je m’étais imposés à la montée se paient maintenant. Les muscles des cuisses deviennent durs et la fatigue commence à engourdir mon cerveau et mes réflexes. Il est temps de marquer une pause... Je me laisse choir un peu lourdement près d’un buisson que je n’ai même pas pris le temps de regarder.
En enlevant les lunettes qui me protègent du soleil éblouissant, et qui ne m’a pas quitté depuis ce matin, mon regard s’arrête tout à coup, séduit... Les buissons de rhododendrons que j’avais rencontrés jusqu’alors étaient tous défleuris, ou au mieux, leurs fleurs déjà flétries par le temps qui passe semblaient bien tristes. Celui-ci explose d’un rose vif, couleur merveilleuse que ces petites fleurs délicates savent si bien mettre en valeur, pelotonnées dans de confortables divans de feuilles au vert vigoureux et lumineux. Et ce buisson n’est pas seul. Loin s’en faut : le côté exposé à l’est de la combe est recouvert, sur cent à deux cents mètres, de plantureux et interminables tapis où le rose presque rouge des fleurs caresse le vert soutenu de millions de petites feuilles éclatantes de vigueur et de jeunesse.
Comme par miracle, ma fatigue s’est évanouie. Un petit sentier se faufile gaiement dans cette marée végétale. Sans plus d’hésitation, je m’y glisse et me laisse entraîner par cette houle magnifique. Et puis tout à coup, au fil de la marche, un petit îlot tout blanc surgit auprès d’une vague rose et verte. Puis un autre. Et de plus en plus souvent... C’est le saxifrage faux géranium qui, par sa blancheur immaculée et inattendue permet à son prestigieux voisin de rehausser encore la richesse de ses atours princiers. De grandes ombellifères apparaissent aussi, çà et là, auprès de ces immenses parterres rose et vert... Des larges feuilles qui couvrent leurs pieds, les Angéliques et les Adénostyles à feuilles d’Alliaire lancent vers le ciel d’interminables tiges qui explosent en autant de bouquets de minuscules fleurs blanches et mauves. D’abord isolées, les grandes ombrelles élégantes se font peu à peu plus présentes. Juste avant le goulet où la combe resserre ses deux versants, le mauve et le rose semblent trouver un équilibre. Mais en l’espace de quelques mètres le mauve de l’Adénostyle met soudain fin à l’hégémonie des colonies de rhododendrons. On dirait que la grande ombellifère aux aguets, a profité d’un instant d’inattention du buisson impérial pour lui ravir les territoires du dessous qu’il avait prévu de conquérir. Du haut de son mètre et demi, le mauve, ravi de cette aubaine, envahit goulûment le versant ensoleillé.
Je sens qu’à chacun de mes pas, je m’immerge davantage dans cet océan de couleurs. Une chaleur douce et caressante monte le long de mes jambes et de mon corps. Avivés par le soleil brûlant, des bouquets d’odeurs chaudes et sensuelles s’insinuent par tous les pores de ma peau. La tête me tourne un peu. Je ferme les yeux, et me laisse aller à l’ivresse de cet instant de bonheur simple.

C’est vrai que le bonheur est parfois dans le pré, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’y courir vite.

jeudi 15 février 2007

Rencontres sur le chemin de la Massane (récit)







Comment imaginer que, si proche des magnifiques couleurs dont le ciel et la mer habillent Collioure, se cache à l’abri du regard des touristes, une vallée aux flancs de montagne tapissés de vignes, de garrigue et de quelques rares prairies où paissent tranquillement des vaches. C’est vers ce havre de paix que de temps en temps, encore enivré par la superbe lumière de Collioure, Matisse venait à pieds, en compagnie de sa femme, chercher un peu d’ombre et de sérénité.

Il est déjà neuf heures ce matin mais je flâne encore, à l’image du soleil qui s’élève paresseusement au-dessus des lignes de crête, inondant d’une lumière douce et longue les flancs de la montagne.
Pas de pétarades de moteur, de cris, de machines. Même les maisons du hameau du Rimbau, blotties au fond du vallon et d’où partira ma randonnée vers la Tour Massane, sont silencieuses. Seuls des cliquetis au rythme régulier font entendre discrètement mais avec détermination, une étrange musique métallique.
Même s’il est un peu tard, la randonnée attendra. J’ai toute la journée. Ma curiosité me conduit sur une piste qui monte en direction de la Tour Madeloc.
Rapidement, j’identifie un, puis deux, puis trois de ces chanteurs de métal qui font claquer leur bec avec acharnement : dans les feixes - c’est ainsi que les Catalans nomment les cultures en terrasse-, les sécateurs des vignerons mordent et coupent avec appétit les sarments de vigne que la fin de l’automne a dépouillé de leurs feuilles.
Je m’approche d’un de ces travailleurs. Il est courbé sur son labeur. Il est tout entier absorbé par la taille de ces rameaux qui ont porté tout l’été les grappes de raisin.
« Je suis sur le bon chemin pour aller à la Massane ? » lui dis-je pour lancer la conversation.
Mon interpellation le surprend à peine. Il suspend son geste, tourne lentement la tête dans ma direction, puis tout en reprenant son tic tac, il me dit :
« ah non, alors, pas du tout ». Un silence. Le silence des hommes de la terre. Puis il se redresse et me regarde vraiment.
« Vous pouvez toujours aller par là mais vous n’êtes pas arrivé. Ca ferait un sacré détour. »
De sa haute taille, il m’observe en disant ces mots. Il regarde ma panoplie de randonneur. Il se remémore ma question et l’ignorance qu’elle révèle. Je crois qu’il m’a classé parmi ces citadins qui ne connaissent de la nature que les loisirs qu’ils viennent y chercher. Pourtant, son visage en sueur se détend. J’enchaîne immédiatement :
« C’est le bon moment pour la taille ?
- Normalement oui. Mais il fait trop doux cette année. Il y a encore de la sève et ça colle, répond-il en se grattant le crâne un peu dégarni et en esquissant une grimace. Un silence. Puis, après quelques autres considérations sur les désagréments du climat actuel, il me lance :
- Alors, comme ça vous voulez aller à la Tour Massane. Ca pour connaître, je connais. Le chemin, je l’ai fait des milliers de fois… »
J’ai du mal à réprimer un sourire en entendant cette galéjade que ne renierait pas un Marseillais mais je ne la relève pas.
« Vous voyez les vaches, là-bas, reprend-il en montrant du doigt le fond de la vallée, et au-dessus, le sentier qui monte à pic ? eh bien … »
Il me décrit alors la randonnée « qu’il a faite des milliers de fois ». Je l’écoute attentivement. De sa description, j’apprends une ou deux indications utiles.
Tout à coup, il termine ses explications par un « et voilà, avec ça, vous ne pouvez pas vous perdre » qui signifie « bon, maintenant, la pause c’est fini, j’ai du travail ». Il me souhaite une bonne journée et sans plus attendre me tourne le dos et se remet au travail. Je ne sais pas s’il entend mon remerciement.
Curieux homme qui allie la rudesse des hommes de la terre à la faconde des habitants du littoral.
Heureux de ma rencontre, je respire profondément et embrasse du regard ce magnifique paysage de vignes et de garrigue de la vallée du Rimbau dominée par la tour Massane qui m’attend.

J’atteins les maisons les plus proches de la rivière Le Ravaner. Un chien sort de l’une d’elles. Il émet le début d’un aboiement qui se transforme presque immédiatement en un éternuement comique. Il tourne autour de moi. Sa queue s’agite. Ses intentions sont amicales. Il semble un peu peureux, effacé, gentil.
Je traverse le Ravaner sur l’échelle couchée. Le chien me suit. J’arrive à la barrière de l’enclos aux vaches. Au moment où je vais l’ouvrir, trois autres chiens m’encerclent. L’aboiement est celui des chiens de garde. Le petit peureux qui m’accompagnait alors s’en mêle. Ses aboiements ont pris le ton de ses congénères . Décidément, il n’y a pas que chez les humains que la bêtise de la foule transforme un individu. Je vais leur parler, les calmer, mais je n’en ai pas le temps. Une voix forte et autoritaire s’élève :
« Ca suffit les chiens ! couchés ! »
Les quadrupèdes hargneux cessent leurs aboiements et s’en vont immédiatement, le dos courbé, la queue frétillante, vers la voix.
Il s’avance vers moi, le visage jovial et accueillant. Sous son béret noir, la couleur claire de ses yeux contraste avec le teint buriné de son visage. De taille moyenne mais costaud, il se déplace avec agilité.
« Je parie que vous allez à la Tour … me fait le berger des bovins qui paissent paisiblement dans la minuscule prairie au pied de la montagne.
- Oui. C’est une balade que j’aime bien et la journée est magnifique. »
Il ne répond pas tout de suite. Pendant deux secondes, il me dévisage et me dit:
« Je vous ai déjà vu par là, non ?
- Ah, c’est possible. Ce n’est pas la première fois que j’y viens.
- Et alors, vous faites toujours la même promenade ? reprend-il, sur un ton taquin.
- Non, mais je veux la décrire pour donner envie à d’autres de la faire. »
Je ne sais pas très bien ce qu’il a compris. Me prend-il pour un représentant de guide de randonnée ? ou bien un membre d’association de balade en montagne ? Ce dont je suis sûr, c’est qu’il a compris que ça risquait d’attirer davantage de gens par ici.
- Eh bé alors, reprend-il sur un ton sérieux, il faudra bien leur dire de fermer les barrières. Celle-ci, mais aussi celle du haut, au pied du pylône. Parce que ça m’est arrivé plusieurs fois d’être obligé de passer derrière pour les fermer. C’est pas bien ça, pour les bêtes. Remarquez, je dis ça, mais les gens qui vont en montagne sont plus sérieux que ceux du bord de mer qui jettent leurs papiers partout. Dans l’ensemble, ils respectent. Mais il faudra bien leur dire, hein ? »
Et puis d’un coup, son visage change de nouveau. Il redevient joueur.
« Et en revenant, vous m’achetez une bête ? fait-il en riant
- D’accord pour un veau, mais seulement s’il a été élevé sous la mère. »
Je vois bien qu’il a relevé que je ne suis pas ignorant en matière d’élevage et qu’il apprécie.
Tout en soulevant l’avant de son béret avec le pouce, il appelle ses chiens et prenant la direction du village, il ajoute sur un ton moqueur:
- Allez, c’est d’accord, je vous en mets deux de côté. En attendant, ne vous perdez pas en chemin. »

Je traverse la petite prairie en slalomant entre les vaches et les veaux. Parmi les nombreuses sentes que les vaches ont tracées et qui toutes se dirigent manifestement vers la crête, j’en choisis une au hasard. Je m’y engage et soudain, j’entends derrière moi :
« Hé, ho ! c’est pas le bon. Prenez sur la gauche, près du grand chêne », me crie la voix de mon interlocuteur de tout à l’heure. Je ne le vois pas, mais lui, manifestement me voit. Je croyais qu’il était parti, m’ayant déjà oublié. Mais au travers de la végétation, il suivait ma progression.
Et comme je veux lui faire plaisir, je suis son instruction tout en lui criant :
« Merci ! je ne suis pas arrivé si je me perds déjà.»
J’entends son rire étouffé par le rideau de la végétation.

Pas le temps de s’échauffer doucement : la pente du sentier est immédiatement abrupte. Très creusé par le passage des vaches, il rappelle que ces gros animaux un peu raides sont plus agiles qu’on ne le pense. Je grimpe avec entrain et plaisir au milieu des cistes, des ronciers et des genêts. Le soleil brille, réchauffant la terre et les végétaux d’où exhalent des odeurs enivrantes.
Peu après le pylône électrique qui défigure ce magnifique paysage, je m’arrête un peu pour souffler. La vue est splendide : Au nord, le littoral étire ses plages tout au long de la Méditerranée dont le bleu profond est piqueté par les petites touches blanches des voiliers qui glissent avec langueur sur la mer endormie. A l’est, le hameau du Rimbau est devenu tout petit. Je pense avec plaisir à ces deux rencontres inopinées qui ont agréablement précédé cette randonnée. En levant les yeux plus à droite, la tour Madeloc découpe sa silhouette sur le ciel immaculé. Allez ! il est temps de repartir car il reste du chemin pour atteindre « la » Massane.

La grande longueur de piste pourrait paraître monotone mais le peu de pente imposée, la végétation abondante et cette belle journée en font une agréable promenade.
Là où la piste se termine et le petit sentier commence, j’ai l’impression de pénétrer dans une immense cabane en bois. De la lumière à l’ombre. De la douce chaleur à une température plus fraîche, j’entre dans les bois, « pendant que le loup y est pas , si le loup y était…. »
Encore vingt minutes pour parvenir au col de la place d’Armes. Je côtoie châtaigniers et chênes et bien qu’on soit en décembre, quelques petites châtaignes se cachent encore parmi les tapis de feuilles mortes que mes chaussures de montagne fendent et froissent dans un bruit qui me rappelle mes jeux d’enfant.
La dernière partie de la randonnée se fait parmi les hêtres, les arbres à houx et les chênes verts. Peu à peu, la végétation se fait moins dense et la lumière du ciel pénètre. Encore quelques mètres et les derniers arbres laissent tout à coup place à la prairie. La tour Massane trône au plus haut de cette étendue verte inondée par le soleil et où paissent tranquillement deux vaches.

Du haut de la plate-forme de la tour, la vue est panoramique : le massif du Canigou, la plaine du Roussillon, les stations et les plages de sable, la côte rocheuse, les sommets des Albères… Je reste de longs instants à contempler ce magnifique panorama. Une légère tramontane qui s’est levée vient se jeter sur la tour qui, de son corps rond et trapu, transforme le souffle en une chanson qui berce ma rêverie.

Il est difficile de s’extraire de ces moments de bonheur. Pourtant, ma raison finit par me convaincre de renoncer à cet état de douce béatitude. Un coup de rein, un mot d’encouragement et me voilà de nouveau sur pieds. Prêt à la descente. Léger et heureux. Avec de nouveau l’envie d’action.

Je m’engage sur le chemin du retour par le même sentier. Je retrouve les frondaisons, les pierres calcaires, les arbres à houx. Au col de la Place d’Armes, je m’arrête devant un écriteau de la réserve naturelle de la Massane : plan et consignes de protection de la nature.
Avant de poursuivre le sentier de retour, je m’engage plus avant dans la réserve naturelle. Juste pour le plaisir de pénétrer dans cette grande hêtraie, riche de nombreux arbres aux troncs magnifiques.
J’ai un peu l’impression de pénétrer dans une cathédrale. Le silence. Les grands troncs, colonnes interminables, qui s’élancent jusqu’aux voûtes de verdure qui dissimulent le ciel. Même la parole lancée dans cet espace prend une résonance mystique. Tout ici invite au respect, à la méditation. Je suis sûr que le divin se rencontre dans la nature. Les pierres que l’on monte pour lui dans les villes et les villages sont certes de magnifiques ouvrages qu’il me plaît de contempler et de visiter, mais si le divin existe, quelque soit son nom, le vénérer dans des lieux ouverts et naturels serait plus propice à la tolérance et à l’ouverture.

C’est avec ces réflexions en tête que je quitte la cathédrale de verdure et reprends le sentier qui me ramène vers Le Rimbau.
Il redescend parmi les châtaigniers et de nouveau mes pas froissent les feuilles mortes qui jonchent le sol. Je m’amuse comme un enfant en envoyant de temps en temps un grand coup de pied qui les fait s’envoler comme une nuée d’oiseaux apeurés.
Je viens de dépasser d’une centaine de mètres l’endroit où le sentier prend la forme d’une épingle à cheveux quand tout à coup, je m’arrête. Intrigué. Mes sens se mettent en éveil… J’ai perçu un bruit qui ne venait pas de moi. Un bruit de cailloux qui roulent et de feuilles qu’on piétine.
Je n’entends plus rien un instant, puis de nouveau le bruit reprend, s’arrête puis reprend encore. Il s’amplifie et se rapproche. Je scrute du regard les frondaisons. Il est presque sur moi quand il prend enfin forme. L’homme descend à grands pas en prenant des raccourcis qui lui sont apparemment très familiers. Il est à vingt mètres de moi. Nous échangeons un bonjour, le temps qu’il regagne le sentier sur lequel je suis.
Sans plus réfléchir, tellement cela me semble évident, je lui lance :
« Vous revenez du laboratoire Arago ?
- Oui, répond-il sans s’étonner davantage du fait que je l’aie deviné.
Il a un sac à dos et des chaussures de montagne comme n’importe quel randonneur mais il donne l’impression d’être chez lui. De connaître comme sa poche tous les recoins de ces lieux. Et puis il a des allures de « scientifique de plein air », si tant est qu’on puisse se fier aux apparences. Mais là, je ne sais pas pourquoi, j’en suis sûr. J’ajoute :
« Vous travaillez pour la réserve Naturelle ?
- J’en suis le conservateur. »
Je le laisse passer devant moi. Après tout, il est « chez lui ». Mais il n’en abuse pas. Il semble modeste et bien que discret, il m’apparaît plutôt convivial.
Tout en marchant l’un derrière l’autre, d’un pas modéré, je lui demande :
« Alors comment jugez vous l’état de la réserve ? »
Il se retourne un instant vers moi puis, tout en continuant sa marche:
- Nuancé. D’un côté, notre plan de gestion est plutôt respecté mais les effets de la très forte sécheresse de 2003 sont encore présents. L’écosystème a été sensiblement perturbé. Des arbres et des plantes ont été décimés. D’autres sont en mauvais état… »
Je suis doublement heureux de cette rencontre impromptue car au-delà de l’agrément d’un échange sympathique, j’ai l’occasion de discuter avec un conservateur sur une réserve naturelle (la Massane) qui fait partie du programme des études « Nature et environnement » que je suis à l’université du temps libre.
Aussi, je ne vois pas passer le quart d’heure pendant lequel nous parlons de la réserve. Je n’ai rien vu du chemin. On arrive déjà à la piste. A cent mètres de nous, je vois un « quatre-quatre » que j’avais remarqué ce matin mais dont j’avais oublié la présence. Je comprends que notre discussion va s’arrêter là.
« Bon, eh bien, j’ai été très heureux de faire votre connaissance me dit-il.
- Moi également. J’espère qu’on aura l’occasion de se revoir.
- Ce sera avec plaisir.
Echanges polis qui bien souvent sont sans suite. Cependant, ce que je sais, c’est que dans trois semaines il y aura une conférence sur la réserve naturelle de la Massane à laquelle j’assisterai. Je ne sais pas qui sera le conférencier. Peut-être sera-ce lui, peut-être non, mais je ne le lui demande pas. On verra bien. Ce sera la surprise.

Pendant qu’il monte dans son quatre-quatre pour redescendre bien confortablement la piste, je me concentre sur les raccourcis que je vais prendre pour éviter ce bout de piste que j’ai emprunté ce matin.
Le véhicule passe près de moi au moment où je vais m’engouffrer dans une sente qui coupe le long trajet. Je m’arrête. On se salue de la main. Je le regarde s’éloigner.

Vraiment, cette randonnée n’était pas comme les autres. Je rencontre habituellement très peu de gens en milieu de semaine et qui plus est à cette période. Aujourd’hui, j’ai fait rien moins que trois rencontres que j’ai aimées. Toutes différentes. Toutes attachantes et passionnantes. Pour un peu j’appellerais le récit de cette rando : « le vigneron, le berger et le scientifique ».

Mais finalement j’y renonce, car on pourrait penser que c’est une fable.